En Biélorussie, comme dans tous les pays qui traversent une crise politique, l’art peut servir d’exutoire, d’appel à l’aide ou de communion. Depuis des siècles, la broderie traditionnelle compose un langage qui unit les générations biélorusses. Face aux manifestations violentes et aux arrestations injustifiées, des artistes ont voulu faire revivre l’art folklorique du pays.
L’artiste et militante originaire de Biélorussie, diplômée en illustration et en design à l’Université de Bohême de l’Ouest à Prague, Rufina Bazlova, a créé une combinaison de mots pour décrire son travail. Le terme vyzhyvanka est un mariage entre les mots vyshyvanka, un vêtement traditionnel brodé, et vyzhyvat, qui veut dire survivre. Pour elle, la broderie est une manière de s’insurger contre le régime en place et de donner une voix à ceux et celles qui n’en ont pas.
Traditionnellement, le vyshyvanka servait de connexion entre les générations, racontant l’histoire de chaque famille. Les symboles patrimoniaux inclus dans les broderies composaient un langage à part entière. Le rouge et le blanc, généralement utilisés pour broder, symbolisaient d’une part la vie, le sang et le soleil, et de l’autre, la lumière et la liberté. Encore aujourd’hui, le vyshyvanka est porté lors de la fête d’Ivan Kupala, qui célèbre le solstice d’été, et fait partie de l’identité de chaque Biélorusse.
Bien que la Biélorussie ne soit pas le seul pays pour qui la broderie est essentielle, sa portée la distingue. « Dans son vyshyvanka folklorique, l’Ukraine utilise exactement les mêmes symboles que la Biélorussie, mais son propos n’est pas aussi politique », explique le professeur et spécialiste en politique post-soviétique à l’Université d’Ottawa, Ivan Katchanovski.
Depuis 2020, pour les manifestants et les manifestantes, les couleurs blanc et rouge sont devenues un symbole d’indépendance et de résistance.
Rufina Bazlova exploite cette richesse que possède l’art folklorique de son pays. Depuis quelques mois, l’artiste tente de broder le portrait des 800 prisonnières et prisonniers politiques officiellement reconnus par le centre de défense des droits humains Viasna en Biélorussie. La brodeuse affirme pourtant qu’ils et elles seraient approximativement trois fois plus. Dans une exposition virtuelle qui permettra aux volontaires d’entrer en contact avec les personnes détenues, Rufina Bazlova mettra de l’avant les concepts « de solidarité et de connexion entre les individus. »
Des couleurs chargées de sens
Les couleurs classiques utilisées pour le vyshyvanka portent en elles-même un message politique. À la suite du démantèlement de l’Empire russe en 1918, le drapeau de la Biélorussie est devenu blanc et rouge. En 1919, l’Union soviétique a imposé le rouge et vert, en plus de la faucille et du marteau, et ce, jusqu’au retour du drapeau initial en 1990. C’est le président actuel du pays, Alexandre Loukachenko, dans un référendum en 1995, qui a instauré le drapeau rouge et vert, orné de broderies traditionnelles, pour souligner l’héritage soviétique du pays. Depuis 2020, pour les manifestants et les manifestantes, les couleurs blanc et rouge sont devenues un symbole d’indépendance et de résistance.
La présidence de Loukachenko entraîne une perte graduelle de l’héritage culturel du pays. La décision du président de fermer des dizaines d’organismes ainsi que l’Université de Minsk, qui travaillait en collaboration avec l’Union européenne dans d’importantes activités culturelles, en est une preuve notable. Dans une de ses œuvres, l’artiste Daria Semchuk a utilisé des symboles traditionnels, comme le vyshyvanka ou des tapisseries brodées, et les a couverts de graffitis pour dénoncer le caractère négligent du dirigeant.
Rufina Bazlova, qui adresse son art aux générations futures, s’inquiète pour l’avenir du pays. « Cette crise politique détruit tout, littéralement, y compris la culture », déplore-t-elle. L’artiste souhaite offrir une visibilité internationale à son travail, dans le but de faire renaître la broderie traditionnelle biélorusse et faire de son militantisme l’affaire de tous et toutes.
Photo: Malika Alaoui