La cour itinérante du ministère de la Justice du Québec se déplace en avion pour siéger dans 11 des 14 communautés inuites situées au nord du 55e parallèle. Face au casse-tête logistique et à l’inadéquation culturelle, des projets locaux émergent pour freiner l’augmentation radicale du taux de criminalité dans la région.
Les communautés inuites du Nunavik, qui constellent les côtes de cette région plus grande que l’Allemagne, ne sont reliées entre elles par aucune route. Quelques fois par année, elles accueillent pour une semaine les professionnels de la Cour du Québec. À chaque déplacement, cette cour itinérante est confrontée à une complexité logistique désarmante aux conséquences psychologiques et sociales importantes : cohabitation des victimes et des accusés dans les avions, tempêtes de neige compliquant le transport, système de justice incompris, pénurie d’interprètes, prolongement des délais judiciaires, nombres élevés de dossiers à traiter et barrières culturelles.
Pour le responsable du programme Justice Nunavik de la société Makivik, Paul Palubeskie, «la cour se doit d’être dans les communautés. Si le rôle [d’audience] a, disons, vingt pages, on ne peut pas faire voyager tout le monde. Ça n’aurait pas de sens», explique-t-il en rappelant que tous doivent se déplacer en avion.
Qui plus est, en l’absence d’une prison au Nunavik, dont la construction, promise en 2002, fait encore l’objet de discussions, les détenus doivent transiter par Montréal puis Saint-Jérôme avant de comparaître à Amos pour leur libération sous caution, un lieu aussi éloigné de Kuujjuaq que les îles de la Madeleine de Montréal. Un système de vidéoconférence pourrait, sous peu, mettre fin à ces voyages, selon Paul Palubeskie.
Une inadéquation avec la culture inuit
En 1974, c’est dans la foulée de la Convention de la Baie-James que le gouvernement de Robert Bourassa a mis en place la cour itinérante. Or, «le système judiciaire s’est avéré inadapté, inefficace et de plus en plus illégitime aux yeux des populations autochtones nordiques», souligne dans son mémoire publié en 2018 Caroline Desruisseaux, enseignante en histoire au Cégep de Sherbrooke.
L’ambiguïté de la relation entre les populations inuites et le système de justice perdure aujourd’hui, selon la coordonnatrice à la Chaire de recherche Sentinelle Nord de l’Université Laval sur les relations avec les sociétés inuit, Pascale Laneuville. Au-delà du manque d’interprètes et des difficultés lexicales de traduction en inuktitut, la langue parlée par la majorité de la population inuite, le système judiciaire manque de clarté. «L’accusé ne comprend pas nécessairement comment fonctionne la cour. L’avocat va lui dire de plaider non coupable, parce que c’est ce qu’on fait pour avoir une moins grosse sentence. Mais l’Inuit, il le sait, lui, qu’il est responsable. […] Ce sont des choses vraiment simples, mais qui rendent le système inefficace», souligne Mme Laneuville.
Selon les données rassemblées dans le rapport de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (CERP), déposé en septembre 2019, la présence des Inuits en milieu carcéral augmente de façon alarmante, soit de 175% entre 2006 et 2016, davantage que chez toutes les autres populations de la province, incluant les Premières Nations.
L’avocate à la défense au Nunavik depuis 19 ans, Sarah Plamondon, observe que les juges et avocats de la cour itinérante sont sensibilisés aux réalités inuites. Selon elle, les causes de ce phénomène sont claires: «Si j’ai un message à lancer, c’est qu’il y a un manque de ressources pour travailler en amont. C’est un besoin criant. […] Il y a une quantité phénoménale de situations qui se retrouvent en cour alors qu’elles auraient pu être réglées hors de la cour», explique Mme Plamondon.
Des initiatives locales pour faire tourner le vent
«Pour ma part, je ne crois pas que l’adaptation des Autochtones au système en place soit la voie à prendre», affirme le président de la CERP et juge retraité, Jacques Viens. Plusieurs initiatives judiciaires et parajudiciaires locales, telles que les comités de justice, le programme de mesures de rechange pour les adultes en milieu autochtone et le projet Saqijuq — qui signifie «faire tourner le vent» — soutiennent la même chose. Ils prônent une justice communautaire et réparatrice, ainsi que l'autodétermination des sociétés inuites. «Le système de justice a des efforts à faire pour être plus efficace et plus adapté, mais je pense qu’il ne faut pas renforcer le processus criminel. Il faut donner du pouvoir aux communautés et aux Inuits pour régler une partie de leurs problèmes tout seuls», résume Pascale Laneuville.
Photo par Elliott Scott, Unsplash