À l’est du pays, les citoyens de Terre-Neuve-et-Labrador ont peu de mots tendres pour Nalcor Energy, l'équivalent d’Hydro-Québec pour la province, une entreprise d’hydroélectricité qui n’a pas eu les moyens de ses ambitions.
Le barrage devait initialement coûter 7,4 milliards de dollars, mais au fil du temps, ses coûts ont presque doublé pour atteindre 12,7 milliards de dollars. Le déficit engendré par le projet représentait 35% de la dette provinciale en février 2019, selon Radio-Canada.
Citoyen de Saint-Jean de Terre-Neuve, Paul Joseph Nolan craint la pression financière qui s’est accrue chez les habitants de la province causée par la construction de ce barrage. « Notre population est vieillissante et le revenu moyen est en baisse », explique-t-il. En effet, les Terre-Neuviens devront prévoir une augmentation d’environ 50% de leur facture d'électricité dans les mois et années à venir.
Il est difficile de savoir précisément ce qui a causé une telle hausse. L'octroi d’une garantie de prêt du gouvernement fédéral de Stephen Harper de 6,4 milliards en 2012 et d’une autre de 2,9 milliards de dollars en 2016, par celui de Justin Trudeau, n'a pas aidé la situation. Les Terre-Neuviens peinent à comprendre pourquoi ces emprunts ont été autorisés pour un projet aussi peu prometteur. Pour le consultant indépendant en énergie Tom Adams, les deux premiers ministres avaient des objectifs électoraux et environnementaux : « En novembre 2012, le projet de Muskrat Falls était extrêmement populaire avec le public de Terre-Neuve, et le projet venait également appuyer les objectifs du gouvernement Harper en matière de changements climatiques. Pour M. Trudeau, les objectifs semblent avoir été similaires. »
Un projet perdu d’avance
Pour expliquer l’échec de Muskrat Falls, il faut d'abord souligner l'impossibilité d'acheminer aux États-Unis l'énergie produite par le barrage afin de la vendre. En fait, celle-ci ne pourrait être vendue qu'aux Terre-Neuviens compte tenu des lignes de transmissions d’énergie existantes. La construction d’autres lignes de transmission qui permettraient l’exportation de l’énergie produite serait extrêmement dispendieuse.
Au début du mois de mars 2020, le rapport de la Commission d'enquête sur le barrage, amorcée en septembre 2018 et menée par le juge Richard LeBlanc, a été publié. Il en ressort qu'Ed Martin, ex-président de Nalcor Energy, se serait montré malhonnête en cachant de l’information au gouvernement provincial en ce qui a trait aux risques et aux coûts du projet. Pour l’instant, les conclusions du rapport n’ont pas mené à d’autres procédures judiciaires.
Le rapport de la commission d'enquête s'achève sur une série de recommandations pour le financement des projets d'envergure similaires à venir. Pour plusieurs, la seule et inévitable solution pour régler la situation actuelle est d'aller chercher l'argent directement dans la poche des citoyens. Planificateur financier et résident de Saint-Jean de Terre-Neuve, Paul C. Lambe craint qu’il reviendra au gouvernement fédéral d’éponger la dette causée par le projet. M. Adams n'est pas plus optimiste : « Je crois que les coûts de la Muskrat Madness seront répartis entre les contribuables de Terre-Neuve-et-Labrador et le reste du pays. »
À contre-courant
Pour comprendre le climat social et politique qui a entouré la genèse de Muskrat Falls, il faut revenir aux années 1960, lors de la construction de Churchill Falls, un autre barrage bâti par Nalcor Energy, conjointement avec Hydro-Québec, situé sur le territoire de la province de l'est. La majorité de l'électricité produite par le barrage est vendue à Hydro-Québec à un coût dérisoire en raison d'un contrat signé en 1969 par les deux entreprises, contrat qui n'a cessé d’être renouvelé au terme de nombreuses batailles juridiques.
En 2018, la Cour suprême du Canada a tranché en faveur d’Hydro-Québec dans un litige l’opposant à Nalcor. « C’était la troisième fois que la Cour suprême du Canada était appelée à statuer sur le contrat [de Churchill Falls] et elle a jugé encore une fois qu’Hydro-Québec a été de bonne foi dans les négociations et l’administration de ce contrat », explique la responsable des relations avec les médias chez Hydro-Québec, Lynn St-Laurent.
Ce litige est la source d’une certaine animosité envers Hydro-Québec répandue dans une partie de la population terre-neuvienne. Tom Adams est d'avis que c'est entre autres sur cette base que l’ancien premier ministre de Terre-Neuve-et-Labrador Danny Williams a séduit son électorat en 2007.
« Le Québec et l’Ontario avaient proposé d'aider Terre-Neuve à développer le site de Gull Island, une île du Labrador, mais le premier ministre Williams a refusé l’offre en 2006. Le pitch électoral de M. Williams reposait sur des phrases telles que “Allons-y seuls”, “Terre-Neuve ne peut espérer la justice des tribunaux québécois ” et “La voie de transmission anglo-saxonne”», se rappelle M. Adams.
Le rêve de l’indépendance énergétique était alors ancré dans l’esprit des citoyens et citoyennes de la province. Muskrat Falls était une proposition séduisante; Terre-Neuve-et-Labrador allait pouvoir produire et vendre sa propre énergie de façon autonome.
Du rêve, il ne reste rien. À présent, c'est la survie de la province de l'est qu'il faudra assurer à coups d'acrobaties financières désespérées.
Photo par Benjamin Richer