Le parlement de l’Indonésie a adopté un projet de loi, en janvier 2022, autorisant le déménagement de la capitale, présentement Jakarta, vers l’île de Bornéo. Faute d'avoir été préalablement consultés, les peuples autochtones seront forcés de quitter leurs terres ancestrales.
« Le principal enjeu de ce transfert est le fait que les peuples autochtones sur le terrain n'ont pas été suffisamment et pleinement consultés avant la prise de cette décision majeure », soulève l’anthropologue et chargée de cours à l'université de Sydney Sophie Chao, qui a travaillé en Indonésie auprès du Forest Peoples Programme.
L'ethnie dominante originaire de l’île de Java, où se trouve Jakarta, s'impose depuis longtemps sur les autres îles de l'archipel indonésien, comme le prouve ce plan d'envergure approuvé sans le consentement préalable, libre et éclairé des Dayak, peuple autochtone de Bornéo directement concerné.
Une négligence peu surprenante
La situation des peuples autochtones est complexe dans ce pays archipel où les îles autres que celle de Java sont négligées dans les prises de décision, souligne la doctorante en sciences des religions à l'Université du Québec à Montréal (UQAM) Isabelle Chrétien. « Java est vraiment le centre du pouvoir politique et économique. Les Javanais ont la mainmise à peu près sur tout », souligne celle dont l’Indonésie a été le terrain d’étude de sa maîtrise.
Depuis plusieurs décennies, le pays ouvre la voie à des industries d'exploitation des ressources naturelles qui empiètent largement sur les terres des communautés de l'île de Bornéo. Tandis que les peuples autochtones se battent pour récupérer leur territoire, les autorités indonésiennes n'hésitent pas à arrêter celles et ceux qui se lèvent pour dénoncer le non-respect de leurs droits.
Un déjà-vu
Ce sont au moins 13 terres de Bornéo, administrées en vertu des coutumes autochtones, qui sont visées par le projet de déménagement de la capitale. Plus de 20 000 individus issus d'une vingtaine de groupes autochtones seront évacués de leur territoire contre leur gré, a affirmé l'Alliance des peuples autochtones de l'archipel (AMAN).
« À bien des égards, il y a un sentiment de déjà-vu avec ce projet de relocalisation, qui répète l'histoire de dépossession et de déplacement [vécue par les communautés autochtones] », rappelle Mme Chao. L'État indonésien est signataire de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, mais le gouvernement refuse d'appliquer ses principes aux peuples autochtones de son pays.
Selon Mme Chao, les Dayak vont assurément protester contre cette décision, mais par le biais d'organisations internationales ou nationales non gouvernementales, comme l'AMAN, qui travaille déjà à défendre les droits des peuples autochtones sur le terrain .
Mme Chrétien croit pour sa part qu'il est peu probable que des voix citoyennes, même celles des peuples autochtones, se soulèvent à l'intérieur du pays pour s'opposer directement au gouvernement. « Le passé de dictature a marqué l'histoire politique du pays et la peur est encore très grande », confie-t-elle.
Une réputation à redorer
« De l'intérieur, on présente ça comme le grand rêve, quelque chose qui va unifier, mais personne ne va contester ça, compte tenu du passé de dictature qui persiste » ㅡ Isabelle Chrétien, doctorante en sciences des religions
« La raison du déplacement est liée aux risques encourus par Jakarta, mais ces derniers ne sont pas seulement dus aux changements climatiques et à la montée des mers. La ville est bâtie sur une zone basse et assez fragile, qui a tendance à s'enfoncer à cause de la surexploitation des nappes phréatiques », explique le titulaire par intérim de la Chaire Raoul-Dandurand et professeur au département de géographie de l’UQAM Yann Roche.
La pollution, la surpopulation et les dangers environnementaux auxquels fait face la capitale actuelle obligent le gouvernement à agir. Des dangers similaires pourraient également menacer Bornéo dont « les effets de ce projet sur l'environnement seront évidemment négatifs », fait valoir M. Roche, ajoutant que cette province est déjà marquée par une forte tradition de déforestation dans l'une des plus importantes forêts tropicales au monde.
Le gouvernement indonésien ne s'en cache pas : l'objectif de la relocalisation est de faire de la nouvelle capitale un « symbole de l’identité de la nation indonésienne, en plus d'être un nouveau pôle économique du pays », a déclaré le ministre du Développement national Suharso Monoarfa. « De l'intérieur, on présente ça comme le grand rêve, quelque chose qui va unifier, mais personne ne va contester ça, compte tenu du passé de dictature qui persiste », affirme Mme Chrétien.
Selon Sophie Chao, il faut éviter l'édification d'autres projets comme celui-ci, qui vont à l'encontre des droits des individus vivant depuis des générations sur ces terres. « Toutes ces violations de droits indiquent clairement qu'il est nécessaire qu'il y ait des réformes [légales] beaucoup plus larges en Indonésie pour aligner la législation nationale à celle du droit international en matière de droits humains », conclut Mme Chao.
Photo : Malika Alaoui