« À cet endroit, le peuple a exprimé sa volonté: que ce pays appartienne au peuple et ne soit pas la propriété du monarque », peut-on lire sur une plaque posée aux abords du Grand Palais de Bangkok par des militant et militantes prodémocratie, le 20 septembre 2020. Ce jour-là, des dizaines de milliers de Thaïlandais et Thaïlandaises ont exprimé leur désir d’une société davantage démocratique lors du plus grand rassemblement que le pays ait connu depuis le coup d’État de 2014.
« Les manifestants sont surtout des jeunes. Il s’agit d’un mouvement relativement apolitique et c’est assez nouveau en Thaïlande », confie le responsable du bureau Asie de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Andrea Giorgetta. « Il s’est inspiré du mouvement prodémocratie de Hong Kong, et n’a pas véritablement de tête dirigeante », ajoute-t-il.
Le mouvement de protestation, qui a vu le jour à la suite de la dissolution d’un populaire parti d’opposition (Anakot Maï) il y a un an, s’est intensifié malgré l’interdiction de rassemblement, mise en place pour contrer la résurgence de la pandémie de COVID-19 dans le pays. Parmi les revendications du mouvement: la démission du premier ministre Prayuth Chan-o-cha, la fin de l’intimidation des opposants et opposantes politiques, et surtout une réécriture de la Constitution qui réduirait les pouvoirs du roi.
Une défiance nouvelle
Cette dernière requête est tout à fait inédite, car dans la société thaïlandaise, où la figure royale est sacrée, la critique de la monarchie est rare et défendue. Cependant, le mécontentement d’une partie de la population vis-à-vis du monarque Maha Vajiralongkorn, dont le nom dynastique est Rama X, un des plus riches du monde, s’est amplifié ces derniers mois.
« [Le roi] vit en Allemagne, fait des dépenses astronomiques et a pris position politiquement, beaucoup plus que le faisait son père, dans le but d’augmenter le pouvoir de la monarchie », explique le professeur au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal, Yann Roche, qui se spécialise sur l’Asie du Sud-Est.
Selon lui, le roi Rama X est « l’opposé de ce qu’était son père », un monarque relativement apprécié, mort en 2016 après 70 ans de règne.
Depuis peu, le pouvoir refait appel à l’article 112 du Code pénal, inutilisé depuis deux ans, qui punit très lourdement les critiques et diffamations à l’égard de la royauté. Des dizaines de personnes ont ainsi été poursuivies depuis la fin du mois de novembre en vertu de la loi de lèse-majesté, l’une des plus strictes au monde. Elles font aujourd’hui face à de lourdes condamnations.
« L’article 112 a été renforcé en réponse aux manifestations », souligne Yann Roche, pour qui ces verdicts font figure d’avertissement. La peine la plus sévère de l’histoire du royaume a été prononcée le 19 janvier dernier contre une ancienne fonctionnaire, condamnée à 43 ans de prison pour avoir critiqué la monarchie dans des messages audio en 2015.
Un large éventail de revendications
La fermeté du pouvoir pourrait être insuffisante pour réprimer le mouvement, selon Andrea Giorgetta. Ce soulèvement a comme atout de ne pas s’articuler autour de leaders charismatiques, faciles à identifier et à neutraliser. Il concède cependant que la contestation, « telle David contre Goliath, fait face à une opposition formidable »: une monarchie quasi-intouchable protégée par une junte militaire puissante et des acteurs économiques étroitement liés au pouvoir.
Si des résultats à court terme sont difficiles à envisager pour les manifestants et manifestantes, M. Giorgetta considère qu’un exploit a déjà été accompli : « l’ouverture d’un espace pour discuter de certains enjeux considérés jusqu’alors comme tabous ». Parmi eux, la monarchie, mais également les droits des femmes, surreprésentées dans les manifestations, et des groupes LGBTQ+.
De par son apolitisme, le mouvement laisse place à une très grande diversité dans la lutte, permettant à un large spectre de communautés d’y militer. Une situation inédite dans la très conservatrice société bouddhiste, où l’on accorde habituellement plus d’importance à la parole des aînés et ainées qu’à celle des jeunes.
« Ce sont des lignes de fractures réelles qui sont importantes et qui ne disparaîtront pas avec le temps », soutient Yann Roche, pour qui la remise en cause du pouvoir royal peut constituer un véritable point de non-retour. « La monarchie a aidé la Thaïlande à rester dans l’immobilisme politique. […] Maintenant, on secoue la royauté et c’est peut-être ça qui va faire bouger l’édifice ».
Crédit-photo/illustration: Marie-Soleil Brault