En Éthiopie, tandis que les élections fédérales prévues pour août 2020 exacerbent des conflits de longue date, d’importantes tensions ethnonationalistes et interconfessionnelles forment une toile de fond explosive à la pandémie de la COVID-19.
En avril 2018, Abiy Ahmed succédait à Haile Mariam Dessalegn en tant que premier ministre de l’Éthiopie. Il devenait ainsi le premier dirigeant oromo – la plus importante ethnie en termes de démographie – dans l’histoire du pays. Son arrivée au pouvoir était la culmination de trois ans d’intenses manifestations populaires contre l’administration en place. Oromia et Amhara, les régions géographiques et ethniques les plus peuplées du pays, en étaient l’épicentre.
Deux ans plus tard, son administration a décentralisé les tensions ethniques sans réussir à les freiner. « Dans l’ancienne administration, les griefs étaient verticaux : le peuple contre le gouvernement. Dans la nouvelle, les tensions ethniques sont devenues horizontales, [les unes contre les autres] », soulève Dr Etsy Hagos Tekle, chercheur à l’université éthiopienne de Mekele.
Transformer 30 ans de gouvernance
Membre de la coalition au pouvoir depuis 1991, Abiy Ahmed a mené d’importantes réformes dès son arrivée en poste : libération de milliers de prisonniers politiques, retour d’anciens opposants en exil, établissement d’un accord de paix historique avec l’Érythrée, pays frontalier en litige depuis 20 ans, parité homme-femme au sein du cabinet et ouverture du pays aux investissements étrangers. En octobre 2019, toutes ces mesures lui ont valu le prix Nobel de la paix devant Greta Thunberg.
Le démantèlement de l’ancien ordre politique ne fait cependant pas l’affaire de tous. En écartant de sa coalition le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT), le parti fondateur représentant l’ethnie tigréenne minoritaire qui a historiquement créé et maintenu le pouvoir depuis les 30 dernières années, Abiy Ahmed s’est attiré la défiance de cette région. Il a aussi ouvert la porte à de nouvelles rivalités entre les Oromos et les Amharas pour l’accès à une plus grande part de l’échiquier politique.
« Depuis que le FLPT a quitté le bureau, il y a maintenant des tensions politiques entre ces deux [autres] élites politiques et ethniques », affirme le directeur de programme du Centre pour l’avancement des droits et de la démocratie (CARD) d’Addis-Abeba, Atnafu Brhane. Ce militant pour les droits de la personne a été incarcéré pendant 18 mois sous l’ancien régime.
Affrontements ethnonationalistes
L’Éthiopie, deuxième pays d’Afrique en nombre d’habitants, est constituée de plus de 80 ethnies. Les plus importantes, en termes de population, sont respectivement les Oromos, les Amharas et les Tigréens.
« Historiquement, les Amharas ont opprimé les Oromos, parce que les rois étaient Amharas. Ils se considéraient comme les gardiens de l’Éthiopie. Puis, plus récemment, les Amharas affirmaient qu’ils étaient la cible des dirigeants du Tigré. […] Ces narratifs créent une rupture de confiance entre les ethnies », soutient Atnafu Brhane du CARD.
Selon lui, le premier ministre Ahmed serait critiqué notamment parce qu’il promeut un nationalisme fédéral plutôt que régional. Or, particulièrement en Oromia, la reprise du pouvoir politique local est un enjeu majeur et des affrontements violents éclatent à la moindre provocation.
Le plus sanglant a eu lieu en octobre dernier, lorsqu’un soulèvement populaire a fait 86 morts à la suite d’une publication sur les réseaux sociaux du leader nationaliste oromo Jawar Mohammed, disant que son domicile était encerclé par les forces de l’ordre. Cette nuit-là, des milliers de jeunes ont pris d’assaut les rues, armés de machettes et de pistolets. Les Amharas vivant en Oromia ont été les principales cibles des attaques, selon M. Brhane.
Ce n’est qu’un exemple de l’instabilité au pays, puisque l’ouest d’Oromia est aux prises avec l’enlèvement d’étudiants, que des mosquées et des églises sont victimes d’attentats et que des conflits territoriaux sont en latence au Tigré, en Amhara et dans le sud du pays.
Changer les armes politiques
Selon le Dr Hagos Tekle, la solution à la gouvernance de l’Éthiopie passerait par un fédéralisme réellement multinational où on « assurerait l’autonomie des régions, en plus de développer le sentiment que le gouvernement national ne peut pas manipuler les gouvernements locaux. » Or, l’administration Ahmed semble favoriser une approche plus autoritaire, selon certains observateurs internationaux. « Le parti au pouvoir fait face à d’énormes défis électoraux et il semble répondre à ceux-ci avec les mêmes tactiques que l’ancien parti, c’est-à-dire les arrestations et la violence », explique William Davison du International Crisis Group. Le climat n’est pas favorable à des élections équitables et démocratiques, souligne Atnafu Brhane.
Prix Nobel de la paix ou pas, la question demeure donc à savoir si Abiy Ahmed saura rajuster le tir pour atténuer les tensions grandissantes au pays, et ce, à travers la crise sanitaire qui secoue la planète.
Illustration par Édouard Desroches