25 ans après la guerre d’indépendance du pays (1991-1995), les mines antipersonnel mettent toujours en péril la population croate. La Croix-Rouge estime que les résidus explosifs seraient répartis à travers 49 villes et municipalités.
En mars 2021, les journaux croates signalent qu’un groupe de migrants et migrantes en situation irrégulière ont déclenché une mine dans un boisé près de Saborsko. La mort de l’un d’entre eux est le premier accident lié à ces explosifs depuis 2017. Dès la fin des hostilités serbo-croates en 1995, le pays a déployé des efforts de sensibilisation pour amenuiser les répercussions des débris de guerre.
Malgré les 12 300 panneaux d’avertissement et « Misportal », une application du Centre croate d’action antimines qui localise les zones hasardeuses, les mines ont ravagé plusieurs vies. « Entre 1996 et 2019, la République de Croatie a dénombré des accidents ou des incidents ayant fait 597 blessés, dont 203 mortels. Ces chiffres malheureux incluent également 131 démineurs blessés, dont 38 ont été tués », publie le gouvernement croate, en 2019, dans un document officiel. Les personnes mutilées sont soutenues par un programme d’assistance aux victimes.
« Les impacts des mines sont à trois niveaux : physique, communautaire et étatique », juge Srdjan Jovanovic, conseiller en matière de contamination par les armes du Comité international de la Croix-Rouge. Ayant grandi en Bosnie-Herzégovine, il a lui-même été affecté par la présence des charges explosives. D’après l’expert, l’accès restreint aux ressources naturelles causé par le territoire miné nuit économiquement et psychologiquement aux membres des communautés avoisinantes, puisque celles-ci doivent composer avec des conditions de vie incertaines.
Les opérations croates comme modèle
Renéo Lukic, professeur au département des sciences historiques de l’Université Laval, estime qu’environ 200 000 mines antipersonnel ont été déployées par l’armée yougoslave entre 1991 et 1995 afin d’entraver les aspirations d’indépendance du peuple croate. Lorsque le pays a obtenu son autonomie en 1996, le gouvernement a entrepris de détruire les décombres.
« Ce n’est pas un marché si tu peux en mourir. » -Mario Iveković
« C’est d’ailleurs dans le sillage des guerres de l’ancienne Yougoslavie que le Traité d’Ottawa aurait pris forme », selon Renéo Lukic. La Convention, ratifiée en 1999 par 122 pays, interdit l’emploi, le stockage, la production et le transfert des mines antipersonnel et exige leur destruction. Srdjan Jovanovic considère aussi que les standards du Traité s’inspirent, en partie, des actions croates.
Un risque non monnayable
En 1998, les opérations de désamorçage des mines antipersonnel sont transférées à des compagnies privées. Mario Iveković, président de Novi Sindikat, un syndicat croate qui loge près de 500 démineurs et démineuses, est d’avis que cette ouverture des marchés a considérablement dégradé les conditions de travail des artificiers et artificières. « Ce n’est pas un marché si tu peux en mourir », commente-t-il.
M. Iveković raconte que le moindre montant alloué (0,25€ le mètre carré désamorcé) mettait à risque les ouvriers et les ouvrières, puisqu’elles s’épuisaient à couvrir un plus grand territoire. Il dit avoir « organisé au moins 15 à 20 manifestations pour demander au gouvernement de meilleurs tarifs. » Aujourd’hui, grâce à cela, un avenir stable et sécuritaire est envisageable pour les travailleurs et travailleuses.
Avenir sécurisé, certes, mais sans explosifs à détruire, qu’adviendra-t-il de ces démineurs et démineuses? « La plupart seront à la retraite », précise M. Iveković. À sa connaissance, un bon nombre touchent déjà une portion de leur fond de retraite, en plus de leur salaire. Néanmoins, depuis cinq ans, son syndicat demande au gouvernement de concevoir des programmes de réorientation pour environ 150 démineurs et démineuses qui devront toujours travailler.
En attendant, M. Iveković aborde les prochaines années avec optimisme. Le plan gouvernemental envisage de déminer 40 km² par an, jusqu’à l’absence totale des dispositifs de guerre en 2026. Selon ses dires, cela représente une charge de travail suffisante pour les cinq prochaines années, voire plus. Une étude effectuée en 2020 par le Mine Action Review révèle effectivement que la Croatie n’est pas en voie d’atteindre l’objectif dans le délai consenti.
Effet de lenteur
« En 2018, la Croatie a soumis et obtenu une autorisation d’une demande de prolongation de sept ans de la date limite de l'article 5 de [la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (APMBC)], passant du 1er mars 2019 au 1er mars 2026 », peut-on lire dans le document du Mine Action Review.
Selon M. Lukic, « ce n’est pas un manque de volonté politique » qui cause des retards. Il accuse plutôt des défis techniques qui requièrent un investissement majeur. Concrètement, le plan coûte 459 millions d’euros. C’est un peu plus du tiers du budget assumé par l’Union européenne, alors que le reste provient du budget national. Le financement global permettra de désamorcer les mines plus difficiles d’accès situées en forêts qui empêchent l’exploitation forestière.
« Le potentiel économique ne serait pas énorme si l’on exploitait les forêts », juge M. Lukic. Son inquiétude quant aux boisés contaminés porte plutôt sur la périlleuse route des Balkans, chemin emprunté par une foule de migrants et de migrantes qui fuient les guerres du Proche-Orient.
Il explique que les « passeurs » et les « passeuses » garantissent des chemins déminés. Or, celles-ci délaissent les demandeurs et demandeuses d’asile à la frontière séparant la Croatie de la Bosnie-Herzégovine, puisque les douaniers et douanières croates ont recours à des tactiques de refoulement violentes. Néanmoins, les sans-papiers abandonnés s’hasardent dans des zones dangeureuses au risque de subir le même sort que le groupe de Saborsko en mars dernier.
Photo: Malika Alaoui