Le commissaire, historien de l’art et ancien éditeur du magazine d’art Arteon, Piotr Bernatowicz, est devenu, en janvier, le directeur du Château d'Ujazdowski, un musée d’art contemporain réputé à Varsovie, en Pologne. Cette nomination incarne la montée de la droite dans le pays, ce qui inquiète la communauté artistique.
Son mandat de sept ans, attribué sans concours par le ministre de la Culture, Piotr Gliński, a semé la controverse au sein de la communauté artistique polonaise. Une pétition s’opposant à la nomination a déjà amassé près de 3000 signatures, dont de nombreux membres notoires du milieu culturel. Ces derniers contestent le processus non démocratique par lequel il a eu accès au poste et demandent un concours ouvert.
Des artistes marginalisés ?
Selon Piotr Bernatowicz, il serait nécessaire que le musée révise sa vision de l’art contemporain « en s’éloignant de la vision marxiste et néomarxiste », a-t-il déclaré en entrevue au New York Times, en janvier. Il décrit le milieu artistique comme découlant d’une idéologie dominatrice de gauche et déplore que plusieurs artistes soient marginalisés en raison de leur refus d’adhérer à ce principe.
Professeure de sociologie de l’art à l’Université du Québec à Montréal, Ève Lamoureux est d’avis que le nouveau directeur a mis le doigt sur un fond de vérité. « Ces artistes-là, contestataires de droite, sont peu couverts. Après ça, est-ce qu’il faut qu’ils soient couverts? C’est totalement une autre question. Mais, il n’a pas tort de dire qu’il y a une certaine forme de marginalisation. Ce que le milieu de l’art a prôné, au niveau de la contestation, c’était les artistes dits de gauche », explique-t-elle.
L’artiste montréalais aux origines polonaises Jacek Jarnuszkiewicz s’étonne pour sa part des propos de Bernatowicz. « Marginalisés par qui ? Par les institutions ? Parce que tu n’exposes pas au Château d’Ujazdowski, tu n’es plus un artiste ? ironise-t-il. N’importe quel artiste peut partager son art sur la place publique », renchérit-il. M. Jarnuszkiewicz croit d’ailleurs qu’un artiste devrait être apolitique : « Un artiste, c’est comme un éclaireur : il court en avant de la troupe, il se tourne, il prend une photo et il la montre à la société. L’artiste montre le miroir de ce qu’ils sont, mais ce n’est pas à lui d’en tirer des conclusions. »
Confrontation d’idéologies
Les opposants à la nomination de Bernatowicz craignent que des idées conservatrices qu’il a partagées par le passé soient implantées au musée d’art contemporain Ujazdowski, qui a toujours été très ouvert d’esprit.
À titre d’exemple, le nouveau directeur a été commissaire d’une exposition controversée en 2015, Strategie buntu, qui était un appel à la dissidence, à une rébellion pour ramener « des valeurs et des attitudes qui disparaissent dans l'art », tel qu’il est indiqué sur le site Internet de la galerie d’art Arsenał, en Pologne. Certaines affiches, réalisées par le graphiste Wojciech Korkuć, arboraient des slogans tels que « Vous êtes méchantes, laides et paresseuses : devenez féministes » et « Vous êtes homo, d’accord, mais ne contaminez pas les mineurs ».
« Les artistes peuvent critiquer les contextes sociaux. Ils peuvent mettre en doute le système politique et font, parfois, des œuvres qui peuvent être peu flatteuses », indique M. Jarnuszkiewicz en ajoutant que les idées du nouveau directeur sont très similaires à celles du parti Droit et Justice (PiS), au pouvoir en Pologne.
Selon l’artiste montréalais, le gouvernement polonais a très peur des dissidents et des contestataires. Par conséquent, c’est gagnant pour le parti de « placer un homme pareil dans une branche qui peut contester l’establishment politique ».
Selon le programme du musée, disponible en ligne, Piotr Bernatowicz compterait changer les critères de sélection des œuvres et des artistes. Il prônerait une pluralisation de la scène artistique contemporaine en allant chercher des artistes plus conservateurs, comme Jerzy Kalina, Jacek Adamas et Jarosław Modzelewski, « dont les activités sont restées au-delà du paradigme incontestablement accepté de l'art contemporain », indique son programme. Plus conservatrices, ces figures qu’il victimise ont pourtant participé à de nombreuses expositions européennes et internationales, gagné des prix et été publiées fréquemment dans des magazines d’art spécialisés.
La marginalisation évoquée résonne pour l’artiste visuel et enseignant de l’histoire de l’art au cégep de l’Outaouais, Thomas Grondin. « Dans l’idée moderne, pour qu’il y ait un artiste, il faut qu’il y ait de la création, explique-t-il. Tu ne peux pas être conservateur et artiste dans cette définition; si tu ne crées pas et reproduis des schèmes qui sont déjà là, tu n’es pas un artiste. Ça signifie que le milieu de l’art contemporain exclut une trame d’artistes qui ont un grand talent à fabriquer, mais qui ne disent rien de nouveau ».
Illustration par Édouard Desroches