L’Amérique latine était, en 2020, l’une des régions enregistrant le pire recul de son économie, exposant la faiblesse des gains des dernières décennies. Alors que le modèle économique actuel apparaît aujourd’hui insoutenable, la Bolivie et l’Équateur aspiraient déjà au début des années 2000 à une alternative au modèle actuel de développement.
Le buen vivir, ou sumak kawsay en quechua, célèbre le pluralisme des sociétés d’Amérique latine et vise à reconnaître la permanence de la diversité culturelle et environnementale dans un monde aux ressources limitées. Où le concept apparaît véritablement ambitieux, c’est dans son opposition à l’idée même du développement, absente des systèmes de pensée autochtones. Le buen vivir refuse la voie linéaire menant une société sous-développée au statut de société développée au moyen de l’accumulation matérielle. L’économie n’est plus une fin, mais devient un moyen au service des enjeux sociaux, culturels et écologiques.
C’est dans la foulée de la vague rose des années 2000 que des groupes autochtones et des universitaires ont proposé cette alternative au modèle de développement de la région. L’expérience difficile des politiques néolibérales des années 1980 et 1990 les avaient menés à renouer avec la cosmovision autochtone.
De la reconnaissance officielle du buen vivir…
Pratiquées par différents peuples autochtones en Amérique du Sud, les idées du buen vivir sont adoptées en Équateur et en Bolivie à l’échelle nationale. Les gouvernements de Rafael Correa en Équateur et d’Evo Morales en Bolivie enchâssent le buen vivir au niveau constitutionnel respectivement en 2008 et 2009 et mettent rapidement en place des stratégies nationales de buen vivir, de protection de l’environnement et de reconnaissance des peuples autochtones.
Les présidences de Morales et Correa provoquent des changements prononcés : sous l’impulsion de généreux programmes sociaux, l’extrême pauvreté diminue de moitié dans les deux pays en l’espace d’une dizaine d’années et ceux-ci jouissent d’une croissance bien au-dessus de la moyenne régionale. La Bolivie réussit même à doubler son PIB par habitant sur une période de treize ans.
… aux doubles discours
Les progrès sociaux réalisés par les deux pays andins révèlent néanmoins une face cachée : ils sont largement financés par la production minière et l’industrie pétrolière et gazière.
Depuis l’époque des conquistadores, l’extractivisme, soit le développement par l’exploitation des ressources du sous-sol, est le modèle dominant en Amérique latine : sur les quinze premiers pays producteurs miniers, treize sont latino-américains.
Il est cruellement difficile de résister à la perspective de ces revenus faciles, mais incompatibles avec le buen vivir. Allant à l’encontre de leurs promesses, Correa et Morales ont accru leur pouvoir sur l’industrie par des actes de nationalisation et de renégociation de contrats et ont multiplié les nouveaux projets, si bien que le modèle extractiviste demeure intact. La seule différence notable réside dans la transition du pouvoir sur l’industrie extractive des mains des entreprises privées aux mains d’États de plus en plus autoritaires.
Maintenir le statu quo, c’est accepter un modèle à l’origine de la dépossession des groupes autochtones et de la destruction de leurs terres. Morales et Correa ont autorisé plusieurs projets d’infrastructure sur des territoires autochtones sans consultation des populations. Durant sa présidence, Morales et son administration ont durement réprimé les manifestants et les ONG opposés à ces projets. De son côté, Correa a mené des campagnes d’intimidation contre des groupes autochtones et environnementalistes en emprisonnant leurs porte-paroles et en criminalisant les manifestations.
L’insoutenabilité du modèle actuel
L’expérience des dix dernières années et la pandémie de la COVID-19 illustrent que l’extractivisme, en plus d’exacerber les conflits sociaux, ne crée pas de gains durables, autonomes et équitablement répartis. Il est plutôt largement dépendant de facteurs extérieurs : la croissance et la lutte contre la pauvreté ont considérablement ralenti après la chute du cours des matières premières en 2014 et au début de l’année 2020 – en Équateur, la pauvreté n’a reculé d’à peine 1% entre 2014 et 2017 – forçant les gouvernements à s’endetter davantage et, paradoxalement, à multiplier les projets d’extraction.
L’interprétation officielle du buen vivir a délaissé les aspects ambitieux du concept en le rapprochant du paradigme conventionnel de développement humain et en abandonnant la protection de l’environnement et le pluralisme. Le départ de Morales du pouvoir en Bolivie et les élections actuelles en Équateur représentent des opportunités de retourner au sens originel du buen vivir et d’œuvrer à la construction d’un véritable État plurinational et résilient.
Crédit-photo: Pedro Henrique Santos | Unsplash