En 1922, Albert Samama Chikli réalisait Zohra, la toute première production cinématographique tunisienne. Cent ans plus tard, le legs du pionnier sème la division entre les intellectuels du pays, qui souhaitent à la fois célébrer cette production historique et dénoncer son caractère xénophobe.
Zohra est un court métrage muet réalisé à l’époque de l’occupation française en Tunisie. Son scénario est signé par Haydée Chikli, fille du réalisateur, qui y campe également le rôle principal. L’intrigue se déroule sur les berges de la Méditerranée et raconte l’enlèvement d’une jeune naufragée française par des bandits.
Un héritage qui divise
Pour commémorer le centième anniversaire de Zohra et méditer sur l’évolution du cinéma tunisien depuis cet avènement, des tables rondes ont été organisées à la Cité de la Culture de Tunis en décembre dernier. Ons Kamoun, professeure à l’École Supérieure de l’Audiovisuel et du Cinéma à l’Université de Carthage, a animé certains de ces échanges.
Pour la chercheuse, Zohra a une grande valeur historique. « Chikli est le premier cinéaste du continent, assure-t-elle. Lorsqu’on étudie, comme moi, le cinéma fait par la France coloniale au Maghreb, on réalise que Chikli offrait une réponse locale à ce cinéma ethnocentrique », soutient Kamoun.
Hichem Ben Ammar, réalisateur et directeur artistique de la Cinémathèque Tunisienne de 2017 à 2020, n’est pas tout à fait du même avis. « Chikli est natif de Tunisie, mais il n’a pas montré des préoccupations vraiment tunisiennes, croit-il. Ce qu’il a montré dans ses films, c’est un certain orientalisme qui aurait pu plaire à Paris ou dans les grandes métropoles d’Europe ».
Ammar préfère dire que son pays célèbre le centenaire d’un film plutôt que le centenaire du cinéma tunisien. Pour lui, l’histoire du cinéma national « débute avec l’indépendance du pays », en 1956. « Le film de Chikli, ce n’est qu’une tentative qui nous a donné, à nous Tunisiens, un goût qui nous a attirés vers ce médium », estime-t-il.
La révolution passera par le cinéma
Si l’indépendance du pays a permis aux langues de se délier, la révolution de 2011 et le délogement de Ben Ali, un président aux allures de dictateur, auront permis de libérer les mœurs. Le cinéma tunisien est connu pour son courage depuis son avènement, mais la date de la révolution a coïncidé avec le passage de la pellicule au numérique, provoquant « une réelle libération de l’acte de filmage », insiste la professeure Kamoun.
Ammar suit la même opinion. « La révolution nous a un peu réveillés. Aujourd’hui, on réalise des films sur le régime beylical, sur l’histoire de la gauche tunisienne. On réécrit l’histoire de la Tunisie grâce à un air de liberté », mesure-t-il.
Pour le réalisateur, le cinéma national, c’est un projet de société. C’est une histoire qu’il faut accepter dans toute sa dichotomie. Et si Zohra fait partie de cette histoire, « nous sommes dans l’obligation de faire notre devoir de mémoire », conclut-il.
Illustration: Élizabeth Martineau