De Léopold Sédar Senghor à Boubacar Boris Diop, la littérature sénégalaise est truffée d’ouvrages cultes et rayonne à l’international grâce à une jeunesse littéraire ambitieuse. Pourtant, au sein d’un pays où lire demeure un privilège, la littérature fait face à des contraintes politiques, économiques et culturelles.
En novembre dernier, le jeune auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr remportait le prix Goncourt, le plus prestigieux prix littéraire français. Son roman La plus secrète mémoire des hommes a été coédité par deux maisons d’édition, l’une, française et l’autre, sénégalaise, démontrant la volonté de l’auteur de participer à la revalorisation des possibilités éditoriales du Sénégal.
Le docteur Mbaye Diouf, professeur au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill, explique qu’il est plus avantageux pour les écrivains et écrivaines sénégalaises de publier leurs ouvrages en Europe. « Quand on publie un livre en France, on bénéficie d’une infrastructure multiforme de promotion, de débats, de prix. En Afrique, il n’y a pas ça », souligne-t-il.
Face à ces contraintes, plusieurs jeunes écrivains et écrivaines tentent de soutenir les institutions littéraires de leur pays en publiant à partir de maisons d’édition locales. L'œuvre goncourisée de M. Mbougar Sarr, coéditée par les Éditions Jimsaan, une maison d’édition sénégalaise et indépendante, semble s’inscrire dans ce mouvement.
Une plume qui évolue
« Un écrivain, ça peut être un patriote, mais un écrivain, avant tout, ça s’exprime. » — Abdou Sacor Mboup, président de l'AJES
L’Association des jeunes écrivains du Sénégal (AJES) offre un soutien aux jeunes auteurs et autrices d’Afrique francophone dans leurs démarches d’édition et de publication d’ouvrages littéraires. Son président, Serigne Abdou Sacor Mboup, remarque un engouement accru pour l’écriture depuis le prix Goncourt de Mohamed Mbougar Sarr. Selon lui, le succès du livre coédité au Sénégal inspire la jeunesse littéraire à revoir le modèle utilisé jusqu’à présent pour atteindre le public international.
« Les anciens [écrivains] qui ont publié au Sénégal sont très rares. Les auteurs ont souvent choisi la France pour publier et pour ensuite venir s’imposer auprès du public sénégalais. La jeunesse d’aujourd’hui veut renverser la tendance : être publiée au Sénégal, puis s’exporter partout dans le monde », explique-t-il.
Anna Ly Ngaye, autrice de trois recueils de poésie et directrice d’une jeune maison d’édition de Dakar, se réjouit de cette tendance, alors qu’elle souligne l’impact que les réseaux sociaux peuvent avoir sur l’accessibilité des œuvres littéraires au Sénégal. « Bien que ce ne soit pas une fin en soi, [les réseaux sociaux] sont une bonne technique pour atteindre un maximum de lecteurs », stipule-t-elle.
Si les auteurs et autrices qui décident de publier à partir du Sénégal ont le soutien d’Anna Ly Ngaye et d’Abdou Mboup, ceux-ci affirment que les auteurs et autrices qui décident d’aller en France n’en sont pas moins patriotiques pour autant. « Un écrivain, ça peut être un patriote, mais un écrivain, avant tout, ça s’exprime », avance M. Mboup.
Revaloriser les prix locaux
La volonté de bâtir un lectorat local est forte dans la communauté littéraire sénégalaise, selon Anna Ly Ngaye. Elle se désole toujours de voir les autrices et auteurs sénégalais qui, explique-t-elle, « ne sont reconnus au Sénégal que lorsqu’ils gagnent des prix en France. »
Selon elle, la revalorisation des institutions littéraires sénégalaises passe par la promotion des prix africains, afin qu’ils prennent une dimension internationale et ne soient plus perçus comme de simples prix locaux à faible influence. Cette année, Mme Ngaye sera elle-même membre du comité de lecture du prix Orange du Livre en Afrique qui récompense les auteurs et autrices africaines d’expression francophone dont les ouvrages sont publiés sur le continent africain.
La « solution de fond »
Le professeur Mbaye Diouf, quant à lui, considère deux types de solutions : une qu’il qualifie de « solution de façade » et l’autre, de « solution de fond ». La première consiste à augmenter le financement des institutions littéraires déjà en place, en organisant notamment des salons littéraires et des festivals.
La seconde, échelonnée dans le temps, consiste à rebâtir le lectorat sénégalais. « Il faut que la population soit formée à lire, sinon les livres ne seront pas consommés au Sénégal », explique-t-il.
Abdou Mboup, président de l’AJES, opine dans le même sens, alors que son association propose des ateliers de familiarisation à la lecture auprès des jeunes de tous âges. Il rappelle d’ailleurs qu’il serait impossible d’écrire sans s’intéresser à la lecture.
Alors que l’UNESCO rapportait en 2017 un taux d’analphabétisme de près de 50% chez les sénégalais et sénégalaises de plus de 15 ans, le travail s’annonce ardu. L’AJES reste cependant optimiste quant au futur littéraire du Sénégal. « Il y a beaucoup de talent ici. Et on garde les livres dans les tiroirs depuis trop longtemps », conclut M, Mboup avec un éclat d’espoir dans la voix.
Photo: Kijâtai-Alexandra Veillette-Cheezo