En 2018, le groupe de rap londonien 1011 s’est vu interdire par le tribunal la production et la publication de nouveau contenu sans la permission de la police ; une décision qui n’a fait que ranimer le débat sur le lien entre le rap et l’incitation à la violence dans les rues de la capitale anglaise.
Rapide, saccadé et forcément accompagné de l’accent britannique, le grime est un sous-genre de musique rap originaire de Londres, au Royaume-Uni. Apparu dans les années 2000, il est connu pour ses paroles agressives et pour sa culture tournant autour de la criminalité. À ce jour, il compte des millions d’adeptes à travers le monde qui écoutent des artistes à succès comme Stormzy et Skepta.
« [Le grime et un sous-genre semblable, le drill] ont été contrôlés par la police de façon brutale et souvent discriminatoire », explique le Dr Lambros Fatsis, chargé de cours en criminologie à l’École des sciences sociales appliquées de l'Université de Brighton en Angleterre.
La censure d’une sous-culture
C’est la première fois qu’un groupe de musique est censuré aussi sévèrement : l’ordonnance du tribunal stipule que les cinq membres du groupe 1011 ne peuvent plus faire mention de violence dans leurs chansons et qu’ils doivent avertir les autorités 24 heures avant la diffusion de nouvelles vidéos. Ils doivent également émettre un avertissement au moins 48 heures avant tout concert ou enregistrement, tout en permettant aux officiers d’être présents sur les lieux.
L’ordonnance a été émise après que les cinq membres, à l’époque âgés entre 17 et 21 ans, aient été accusés et condamnés pour complot en vue de commettre des actes violents.
Selon le professeur associé en sociologie et en communication à l’Université de Northumbria à Newcastle, Dr Lee Barron, le débat est délicat en raison de la culpabilité des artistes : « Certaines paroles du grime peuvent être intenses, mais la plupart ne sont pas réelles. Toutefois, si le musicien est lui-même impliqué dans une forme d’activité criminelle, comme c’est le cas ici, alors il y a clairement un problème », explique-t-il.
Le Dr Lambros Fatsis voit les choses autrement : lui et une soixantaine de signataires provenant d’organisations pour les droits de la personne — mais également des musiciens, des avocats et des universitaires — ont critiqué cette injonction judiciaire radicale, qu’ils considèrent comme une violation des libertés civiles.
Des relations tendues depuis toujours
Le Metropolitan Police Service (MPS) entretient depuis longtemps des relations conflictuelles avec les artistes du grime et du drill. « L'influence de ce style de musique est souvent considérée comme négative puisqu’elle est associée [de façon stéréotypée] à la violence, à l'appartenance à un gang ou à des activités criminelles », atteste le Dr Fatsis.
Ces stéréotypes ont ouvert la porte à la police londonienne pour freiner les activités des artistes grime. Entre autres, le « Form 696 » obligeait les artistes et les promoteurs à fournir des renseignements personnels avant le déroulement de certains concerts. En 2009, le formulaire d'évaluation des risques comprenait même des questions concernant l’origine ethnique du public attendu à l’événement; ces questions ont été retirées après que des plaintes pour racisme aient été déposées par des artistes locaux. Le formulaire a ultimement été supprimé en 2017.
Aujourd’hui, l’industrie connaît des jours plus heureux : dans une entrevue avec le quotidien The Guardian, Joseph « JP » Patterson, rédacteur en chef de la publication culturelle Trench, a affirmé que plusieurs artistes ont témoigné rencontrer moins de problèmes qu’auparavant. Le grime continue de se transformer et de progresser tout en s’orientant davantage vers la culture populaire.
Le grime, une forme d’expression
Pour Joseph Stewart, mieux connu sous son nom d’artiste JAY SAVAGE, le grime est plus qu’un simple genre musical. « Je comprends la nature de la controverse entourant l’industrie, mais ultimement, toute musique reste une forme d’art et d’expression », explique-t-il.
Le grime dépeint souvent les conditions de vie pénibles de certains quartiers londoniens.
« Ces artistes ne font que raconter leur histoire, c’est ce qui rend leur musique encore plus authentique », ajoute JAY SAVAGE. « Ils proviennent d’endroits où la criminalité est omniprésente et ils sont témoins de choses que personne ne peut comprendre », complète-t-il. Plusieurs artistes du genre, comme Krept, Konan et Stormzy, utilisent toutefois leur influence à bon escient, notamment en finançant des programmes pour venir en aide aux adolescents et en créant des emplois dans les communautés plus à risque.
Selon le Dr Lambros Fatsis, « le problème n’est pas la musique, mais bien un environnement d'iniquités sociales, de logements médiocres, de manque d’emplois et de racisme que beaucoup d’artistes expérimentent. En vivant dans un tel environnement, il est certain que leurs paroles ne seront pas très roses. »
Photo par Axel Guimond